vendredi 27 février 2015

Le théâtre : texte et représentation

Le théâtre : texte et représentation

   Le texte de théâtre est original car sa réception est à la fois collective (lors d'une représentation) et individuelle (quand on lit une pièce). De plus, le dialogue théâtral est spécifique : il veut faire oublier qu'il a été écrit avant d'être joué et donner une impression de spontanéité. Or, c'est un dialogue fabriqué, qui recourt à des procédés qui ne font pas partie de la vie courante : la tirade, le monologue, l'aparté... Mais à travers ce dialogue fabriqué, le théâtre présente ainsi une image plus émouvante, plus drôle, plus inattendue de la vie réelle.
  Les personnages et les situations évoluent rapidement à travers cette parole. En effet au théâtre, la parole est action : dans le temps réduit de la représentation se déroule une histoire fictive (la fable) qui peut avoir l'intensité d'une crise pour toucher davantage le spectateur. Les événements se constituent en actes, en scènes et en tableaux.

  Le théâtre ne peut pas être réduit à un texte. Celui-ci est transmis et interprété par des acteurs, orienté par un metteur en scène, enrichi par une scénographie, des éclairages, des costumes qui viennent lui donner vie de manière éphémère. C'est un art total, qui envoie simultanément au spectateur une multitude de messages, auditifs, visuels, verbaux et non verbaux : Barthes parle d'une "polyphonie informationnelle" (Essais critiques, 1964) qui tient le spectateur en constante activité.

L'illusion théâtrale

    "On sait bien que les comédies [=les pièces de théâtre] ne sont faites que pour être jouées; et je ne conseille de lire celles-ci qu'aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre" Molière, L'Amour médecin, "Au lecteur", 1666

   La représentation théâtrale donne vie au texte en présentant au public des personnages incarnés, qui évoluent dans un décor plus ou moins réaliste pour donner au spectateur l'illusion de la réalité. De son côté, comme l'a analysé Diderot dans son Paradoxe sur le comédien (1778), l'acteur est lui aussi double :

"Ce tremblement de la voix, ces mots suspendus, ces sons étouffés ou traînés, ce frémissement des membres, ce vacillement des genoux, ces évanouissements, ces fureurs, pure imitation, leçon recordée1 d'avance, grimace pathétique, singerie sublime dont l'acteur garde le souvenir longtemps après l'avoir étudiée, dont il avait la conscience présente au moment où il l'exécutait, qui lui laisse, heureusement pour le poète, pour le spectateur et pour lui, toute la liberté de son esprit, et qui ne lui ôte, ainsi que les autres exercices, que la force du corps. Le socque2 ou le cothurne3 déposé, sa voix est éteinte, il éprouve une extrême fatigue, il va changer de linge ou se coucher ; mais il ne lui reste ni trouble, ni douleur, ni mélancolie, ni affaissement d'âme. C'est vous qui remportez toutes ces impressions. L'acteur est las et vous tristes c'est qu'il s'est démené sans rien sentir, et que vous avez senti sans vous démener. S'il en était autrement, la condition du comédien serait la plus malheureuse des conditions; mais il n'est pas le personnage, il le joue, et le joue si bien que vous le prenez pour tel : l'illusion n'est que pour vous ; il sait bien, lui, qu'il ne l'est pas.
Des sensibilités diverses qui se concertent entre elles pour obtenir le plus grand effet possible, qui se diapasonnent4, qui s'affaiblissent, qui se fortifient, qui se nuancent pour former un tout qui soit un, cela me fait rire. J'insiste donc et je dis : « C'est l'extrême sensibilité qui fait les acteurs médiocres ; c'est la sensibilité médiocre qui fait la multitude des mauvais acteurs ; et c'est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes. »."
Diderot, Paradoxe sur le comédien, (1778)

   Ainsi ce que l'on pourrait appeler le paradoxe du spectateur réside dans le fait qu'il pratique une forme de dénégation : il sait que les personnes et les objets qu'il voit existent concrètement mais aussi qu'ils constituent seulement des images du réel : "Tout ce qui se passe sur la scène [...] est frappé d'irréalité." Anne Ubersfeld


Mimesis, catharsis, distanciation

Depuis Aristote, on appelle mimesis cette représentation de la réalité obtenue par des moyens artistiques. Elle n'est pas une copie mais une construction, une composition qui oblige à distinguer le réel du vrai. "Le théâtre n'est pas le pays du réel : il y a des arbres en carton, des parlais de toile, un ciel de haillons, des diamants de verre, de l'or de clinquant, du fard sur la pêche, du rouge sur la joue, un soleil qui sort de dessous terre. C'est le pays du vrai : il y a des cœurs humains sur la scène, des cœurs humains dans la coulisse, des cœurs humains dans la salle" (Victor Hugo, "Post-Scriptum de ma vie", Le Tas de pierres, recueil posthume de 1942)

   La tragédie présente des héros pris dans un conflit sans issue heureuse, un dilemme. La position du spectateur lui permet de se libérer des émotions douloureuses comme la terreur et la pitié en les éprouvant sans être vraiment affecté : c'est la catharsis. Pour le théâtre classique, cette libération a été comprise comme une "purgation" de toutes les passions et servait de justification au théâtre à une époque où l’Église lui était hostile. Pour les philosophes des Lumières, le théâtre était une école de vertu. En revanche, le dramaturge allemand Bertolt Brecht (1898-1956) a rejeté le théâtre "dramatique" qui suppose la participation émotionnelle du spectateur. Il a théorisé un théâtre "épique" : didactique, il interdit au spectateur de s'identifier aux comédiens et aux personnages, éveille son esprit critique.



L'adaptation du théâtre au public


   Faisant l'objet d'une réception collective, le théâtre a dû composer avec les conventions et les lois de la société.
   La vraisemblance : à l'époque classique, l'histoire devait coincider avec un moment de crise, ne devait pas être trop chargée et pouvoir se dérouler en vingt-quatre heures et paraître naturelle au spectateur.
   Les bienséances imposaient le respect de certaine conventions morales : on ne mangeait pas, ne tuait pas sur scène (mais Racine fait mourir Atalide dans Bajazet et Phèdre sur le théâtre). Le comportement et le langage des personnages devaient être conformes à des types conventionnels. Le non-respect de ces codes a suscité des débats retentissants : la querelle du Cid (1637) et plus tard la bataille d'Hernani (1830).
    A cela s'ajoutait la censure morale et politique, dont Zola demandait l'abolition en 1885 : son roman Germinal avait paru librement mais son adaptation au théâtre avait été interdite. La liberté revendiquée par les auteurs depuis le romantisme s'est imposée peu à peu et le théâtre contemporain ne craint pas de choquer le public ou de le dérouter.

Théâtre de Caen