Le but des Liaisons dangereuses
LE BUT DES LIAISONS DANGEREUSES
1. Un
but moral compromis
A en croire la préface, la publication des lettres n'est pas sans motif édifiant, le rédacteur insiste sur "l'utilité de l'Ouvrage" . En effet, l'ouvrage a un but social ( "rendre un service aux mœurs"), à savoir dénoncer les stratégies corruptrices des personnes immorales qui n'ont d'autre but que de "corrompre" les personnes vertueuses. Il ne s'agit pas de porter un regard angélique sur la société, mais au contraire, comme le souligne l'épigraphe ( "J'ai vu les mœurs de mon temps et j'ai publié ces lettres"), un regard clairvoyant et critique. Bien plus, le rédacteur entend donner des preuves de la dépravation morale des libertins et de ses dangers pour mettre en garde contre les risques des relations sociales ("toute femme (=Mme de Tourvel) qui consent à recevoir dans sa société, un homme sans mœurs finit par en devenir la victime"), contre les amitiés feintes ("toute mère est au moins imprudente, qui souffre qu'un autre qu'elle ait la confiance de sa fille"), contre les pièges des confidences ("les jeunes gens de l'un et l'autre sexe pourraient encore y apprendre que l'amitié que les personnes de mauvaises moeurs paraissent leur accorder si facilement, n'est jamais qu'un piège dangereux"). Dès lors ce livre devient un manuel indispensable pour l'éducation des jeunes filles ("je croirais rendre un vrai service à ma fille, en lui donnant ce livre le jour de son mariage").
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Les Liaisons Dangereuses, de Stephen Frears, 1988 |
A priori, le contenu des lettres, les agissements de Mme de
Merteuil et de Valmont corroborent cet avis. Cécile, Danceny, Mme de Volanges
sont victimes de l'excès de confiance en leurs "amis" ; Mme de
Tourvel renonce à sa vertu, à ses devoirs et à ses principes, subjuguée par
Valmont qui lui fait découvrir les charmes de l'amour et des plaisirs. Mais
pour autant, les propos du rédacteur ne sont pas aussi catégoriques qu'il
y paraît d'abord. En effet, il émet des éventualités, "les jeunes gens
pourraient y apprendre", "je croirais rendre service", ce qui
implique qu'il doute de la réelle efficacité de son projet. Et de fait, on
peut s'interroger sur l'efficacité morale du roman.
Mme de Merteuil perd son procès, elle est défigurée
par la petite vérole, mais pour autant ces déconvenues ne sont pas la conséquence de
sa perfidie et de son machiavélisme, donc ne peuvent être considérées comme
des "punitions" bien méritées. Seule l'opprobre général dont elle
est l'objet à l'opéra lors de sa dernière sortie publique, illustre la
défaite du mal. Mais elle n'est jugée que par ses contemporains et par les
gens de son milieu, ce qui limite le retentissement chez le lecteur, qui
est étranger à ce monde là. Par ailleurs, sa chute n'est pas aussi abyssale
qu'il y paraît, elle ne s'en sort pas si mal, puisque qu'elle réussit à
partir avec son argent et ses bijoux, ce qui lui assure une vie confortable et
son exil volontaire en Hollande, loin des tumultes parisiens, est une
opportunité de se refaire une réputation, elle n'est pas anéantie.
Finalement, la plus coupable est celle qui paie la prix le plus faible, ce qui
n'est pas si moral que le prétendait le rédacteur. Au contraire on peut lire
le destin de Mme de Merteuil comme le triomphe de l'intelligence et de
l'opportunité.
Valmont paie le prix fort : il meurt. Sa mort est
justifiée selon les codes de l'honneur de l'époque, mais cette mort apparaît
très vite comme étant "une erreur": elle est moins la conséquence
de sa perfidie que de celle de Mme de Merteuil. Danceny regrette ce duel fatal :
" je gémis de la fatalité qui a causé à la fois vos chagrins et mes
malheurs;" écrit-il à Mme de Rosemonde dans la lettre 169. Valmont,
agonisant demande que l'on ait pour son justicier " tous les égards qu'on
doit à un brave et galant homme" (lettre 163) et la remise des
lettres achève de le disculper, comme le confirme la rumeur rapportée par Mme
de Volanges : " On dit que la querelle survenue entre M. de Valmont et le
chevalier Danceny est l'ouvrage de Mme de Merteuil" et les "deux
rivaux" se sont "quittés" réconciliés (lettre 459).
Cécile et Danceny retrouvent le chemin de la vertu
après quelques mois d'égarements, mais c'est un pis-aller, ni l'un ni l'autre
n'ont la vocation. Cécile est en sécurité au couvent, elle n'a pas de compte
à rendre à sa mère et surtout, sous couvert de son nouvel habit, elle peut
garder pour elle son secret. Quant à Danceny, il fuit le monde et ses
"horreurs" : c'est un jeune homme déçu qui cherche l'oubli de son
jeune passé déraisonnable. Cette fin édifiante ne semble justifiée que par
le souci de conclure sur une note moralisatrice car, reconnaissons-le, rien dans
les comportements de l'un et de l'autre ne le laissait présager : Cécile
était une fervente adepte des plaisirs et trompait Danceny sans remords ni
regrets ; Danceny était moins pervers que Cécile, mais tout autant
attaché aux plaisirs.
La mort de Mme de Tourvel montre la toute puissance de
la passion et l'impossibilité de s'en défendre ou de la surmonter. Tourmentée
entre ses remords et ses désirs, consciente de sa faute mais incapable, bien
que retirée dans un couvent pour expier, de renoncer à l'idée de ne plus voir
Valmont ( "combien j'ai souffert de ton absence ! ne nous séparons plus,
ne nous séparons jamais.." lettre 161), elle se laisse mourir dés qu'elle
apprend la mort de Valmont, preuve ultime qu'elle ne peut vivre sans lui. Sa
mort illustre le triomphe de la passion et démontre que, aussi vertueuse puisse
être une femme, aussi attachée soit-elle à ses devoirs et à ses principes,
elle est capable de tout sacrifier à son nouveau Dieu païen.
Certes Prévan est réhabilité mais c'est uniquement
réparer une injustice dont il a été victime, en aucun cas son statut de
libertin s'en trouve modifié : il est juste réintégré dans une société qui
lui ressemble.
En somme, aucun de ces destins n'est satisfaisant au regard de
la morale. Le mal est peut-être puni mais il gagne la partie : tout ce qui a
été intrigué, orchestré par Mme de Merteuil est arrivé et bien au-delà (
elle n'avait pas imaginé la mort de Valmont,sa réaction dans le film de Frears
à l'annonce de la fatale nouvelle est sans équivoque) De plus, Valmont en
confiant ses lettres à Danceny, se dédouane et lui donne l'occasion de le
venger une dernière fois. Même la sage Mme de Rosemonde qui, par
expérience a appris qu'il ne faut pas chercher le bonheur "hors des
bornes prescrites par les Lois de la Religion" (lettre 171), en demandant
à Danceny de lui restituer les lettres de Cécile, agit moins par indulgence à
l'égard de la jeune fille que pour préserver sa mère : elle est la gardienne
de tous les secrets, secrets qu'elle entend garder pour elle seule, pour ne pas
déranger l'ordre établi et dés lors elle devient elle aussi complice des
perfidies.
Par ailleurs, c'est Mme de Volanges qui conclut le
roman, personnage qui n'est pas le mieux placé puisque le destin de Cécile
n'est que la conséquence de l'éducation qu'elle lui a donnée. En effet, en
tenant sa fille éloignée des réalités de la vie, en lui destinant pour mari
"un vieux de trente-six ans", sans l'avoir consultée, en la traitant
comme une enfant alors qu'elle devient une femme, elle agit comme une mauvaise
mère et sacrifie le bonheur de sa fille à l'autel de la bienséance et des
conventions sociales. Pourtant, elle a eu un moment de lucidité. Se méprenant
sur les larmes de sa fille, croyant qu'elles étaient causées par la tristesse
de devoir renoncer à Danceny (elle ne pouvait pas se douter de ce qui s'était
passé, cette situation n'étant pas du tout envisageable par elle), elle
s'interroge et se pose les bonnes questions : le devoir d'une mère n'est-il pas
de vouloir le bonheur de son enfant ? " la livrer à un désespoir
éternel, cela n'est pas dans mon coeur". Son analyse du mariage de
"convenance" est plein de bon sens et de sagesse : " Ces mariages
qu'on calcule au lieu de les assortir, [...] ne sont-ils pas la source la plus
féconde de ces éclats scandaleux ?" (lettre 98) ; elle ne veut pas
"compromettre [...la] vertu" de sa fille. Mais ces bonnes résolutions
seront sans effet car empêchées par Mme de Merteuil. Là aussi on peut
reprocher à Mme de Volanges une erreur de jugement : elle s'est laissée berner
par les flatteries de Mme de Merteuil ( cf lettre 102) et par les faux bons
sentiments de cette femme qui parle vertu, devoir sagesse avec une éloquence
irrésistible. La seule chose que Mme de Volanges ait gagné, c'est d'ignorer
tout ce qui est arrivé à sa fille et, dans sa dernière lettre, sa question
restera sans réponse : "ma fille est donc coupable ?" (lettre 175)
De plus la leçon qu'elle assène sur le danger d'une
"liaison dangereuse" dans la dernière partie de sa lettre est sans
effet puisqu'elle reconnaît que "ces réflexions tardives n'arrivent
jamais qu'après l'évènement "? Bien plus toute prévention est vaine
puisque " l'une des plus importantes vérités [...] reste étouffée et
sans usage dans le tourbillon de nos moeurs inconséquentes."
2. Un but social
Le mérite de Laclos est de toute évidence d'avoir porté un
regard sans complaisance sur la société de son temps, et c'est sans doute pour
cette raison que son livre a suscité à la fois intérêt et réprobation. Il
nous montre une société :
- dominée par l'art du paraître : sur le grand
théâtre du monde chacun joue son rôle et le plus hypocrite est celui qui
réussira le mieux. Dans la lettre 81, Mme de Merteuil explique combien il est
nécessaire de cacher qui on est pour réussir. On va à l'opéra ou au
théâtre non par goût du spectacle, encore moins pour se cultiver, mais pour
se montrer. A la fin du roman, le spectacle n'est pas sur scène, mais dans la
loge de Mme de Merteuil et chacun se réjouit de sa dégradation physique.
- dominée par le pouvoir de l'argent : les mariages
s'envisagent à l'aune de la fortune du prétendant (Gercourt vaut mieux que
Danceny parce que l'un est riche et l'autre pas) car "Le luxe absorbe tout
: on le blâme, mais il faut l'imiter ; et le superflu finit par priver du
nécessaire" (lettre 104). C'est pourquoi mariage ne rime pas avec amour :
outre l'exemple de Cécile et de Gercourt, Mme de Tourvel découvre après deux
ans de mariage les douceurs de l'amour dans les bras de son amant.
- dominée par le culte du plaisir : personne n'y
échappe, pas même la très vertueuse Mme de Tourvel ou la naïve Cécile qui
se laisse éduquer très docilement et qui très vite devient presque aussi
experte que son maître qui entreprend de lui rédiger " un catéchisme de
débauche" (lettre 111). Mme de Merteuil garde à jamais sur son visage inscrit les
stigmates de son abandon aux plaisirs multiples. Mme de Rosemonde se souvient des
ses aventures passées avec tendresse. La seule qui peut-être y échappe, c'est
l'austère Mme de Volanges, mais Valmont y remédie en racontant à Cécile les
prétendues frasques sexuelles de sa mère.
- dominée par des moeurs dissolues : le
libertinage est montré tel qu'il est : Valmont et Mme de Merteuil
sont des personnages diaboliques qui ne reculent devant aucune vilenie pour
mener à terme leurs projets : mensonge, trahison, manipulations, hypocrisie.
Laclos démythifie l'innocence de la jeunesse et fait de Cécile une élève libertine
très prometteuse. La religion est bafouée par Valmont, nouveau tartuffe qui
feint le repentir et le désir de s'amender pour mieux séduire Mme de Tourvel.
Les vertus théologales ne sont plus des remparts solides contre l'appel du
désir.
- dominée par l'oisiveté : personne ne travaille (
noblesse oblige) ; les seules occupations de cette société sont les dîners,
les sorties au théâtre, les après-midi passées à faire et à défaire les
réputations.
Laclos s'élève contre "la sévérité des
Lois et contre ce reste de barbarie (=le duel) qui infecte encore nos mœurs" (lettre 164). Laclos, en fidèle observateur, montre l'envers
du décor de la noblesse, son déclin moral.
Source : cours et travaux d'Elisabeth Kennel.
Source : cours et travaux d'Elisabeth Kennel.
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