vendredi 27 février 2015

Le contexte des Liaisons dangereuses : Lumières et libertinage

Le contexte des Liaisons dangereuses


Le siècle des Lumières



   Le XVIIIème siècle est dominé par la raison : il faut se libérer des préjugés, des superstitions et des jugements sans fondement. On remet en cause la religion et l'autorité de l’Église qui entretient l'intolérance, le pouvoir politique qui impose un ordre social arbitraire et entretient les inégalités, amplifiées par une crise économique et de mauvaises récoltes. La crise sociale est à son comble quand Louis XVI veut rétablir les droits féodaux. L'homme doit être considéré pour son mérite et non pas pour sa naissance. La bourgeoisie, qui représente le pouvoir financier considère que la réussite sociale ne doit être que la conséquence du travail et des valeurs de l'individu. Le tiers-état adhère à leurs idées et les événements vont se précipiter et amener la chute de l'Ancien Régime.

La Liberté guidant le peuple, Eugène DELACROIX, 1830
05/05/1789 : réunion de États Généraux,

14/07/1789 : révolution ( prise de la Bastille), 

04/08/1789 : abolition des privilèges

26/08/1789 : déclaration des droits de l'homme et du citoyen

10/08/1792 : chute de la monarchie, la famille royale est enfermée à la prison du Temple 

21/09/1792 : abolition de la royauté ; une grande partie de la noblesse part en exil, proclamation de la république

21/01/1793 : Louis XVI est guillotiné.

8/12/1793  : la liberté de culte met fin à l'intolérance religieuse qui sévissait depuis la révocation de l'Édit de Nantes en 1685 par Louis XIV.



Les grandes idées du XVIIIème siècle



- On croit au progrès de l'homme, perfectible, moralement et intellectuellement. L'homme est maître de son destin, on revendique le libre-arbitre.

- On aspire au bonheur, non pas au bonheur égoïste mais à un bonheur collectif qui devient le but de l'organisation sociale, chacun doit se rendre utile au bonheur collectif.


    Les philosophes se déplacent en Europe et découvrent d'autres façons de gouverner, la monarchie constitutionnelle et le despotisme éclairé et remettent en cause la monarchie à la française : Diderot dans l'article "Autorité politique" de l'Encyclopédie dénonce la monarchie de droit divin, Montesquieu dans De l'esprit des lois (1748) revendique la séparation des pouvoirs, Rousseau dans Le Contrat social (1762) démontre que le pouvoir royal est une usurpation et ne considère comme légitime que la démocratie.

    La découverte de nouvelles contrées permettent de découvrir d'autres mœurs, d'autres croyances et font progresser le relativisme : il n'y a pas de valeur unique (cf Micromégas de Voltaire, les Lettres persanes de Montesquieu)

    On accorde une importance nouvelle à l'esprit d'examen sous l'influence de Locke, philosophe anglais qui rejette la connaissance intuitive et innée (contrairement à Descartes) et explique dans son Essai sur l'entendement humain (1690) que l'expérience sensorielle est déterminante pour accéder à la connaissance. Le développement de l'esprit scientifique et les nouvelles découvertes (le thermomètre, le paratonnerre, la machine à vapeur...) démontrent l'importance de la rigueur et de l'expérience. Il ne faut juger pour vrai que ce qui a été démontré.



Le libertinage



Définition :



   Étymologie : le terme libertin vient du latin libertinus, qui désigne l'esclave affranchi et prend donc le sens de libre  = qui ne dépend plus d'un maître. 
 
   D'après  Littré, le terme apparaît pour la première fois au XVIème siècle et signifie : "indocile aux croyances religieuses", c'est ainsi que l'on trouve à Genève le parti des libertins, qui revendique la liberté et s'oppose à la domination de la religion.

   Dés lors il désigne celui qui "ne s'assujettit ni aux croyances religieuses, ni aux pratiques de la religion.", puis il désigne  ceux qui revendiquent une liberté d'opinion et de pensée.


    Le sens évolue et signifie :

        "désireux d'indépendance"

        "qui dépasse la mesure"

        "qui va à l'aventure" ( = qui laisse aller ses pensées ; qui se laisse emporter dans des digressions)

       "dissipé, qui néglige ses devoirs pour le jeu" ( = aussi bien l'élève qui se laisse distraire, que l'adulte qui néglige ses obligations sociales, familiales, pour se consacrer à son plaisir)

        "déréglé par rapport à la moralité entre les deux sexes"

   C'est ce dernier sens qui est le plus souvent retenu aujourd'hui : le libertin est celui qui mène une vie dissolue, qui multiplie les conquêtes, l'infidèle par excellence, uniquement guidé par son besoin de conquête pour satisfaire ses désirs.


Pour résumer : le libertin revendique une liberté de pensée, un goût de la réflexion indépendante, il est libre, refuse toute contrainte, s'autorise tout, et ne dépend de personne.




Le libertinage dans Les Liaisons Dangereuses
   Dans le roman de Laclos, les libertins, à savoir Mme de Merteuil et Valmont (et aussi Prévan), évoquent tous les sens énumérés ci-dessus : ce sont des êtres libres, qui se sont émancipés de toutes les contraintes, sociales, morales, religieuses ; ils vivent le plus librement possible et se laissent guider par leurs désirs ; séduire est leur passe temps favori et ils ne reculent devant aucune vilenie pour parvenir à leurs fins.


   Mme de Volanges donne sa définition du libertin pour mettre en garde Mme de Tourvel contre Valmont : 
Les Liaisons dangereuses, film de Stephen Frears, 1988
 

"Vous ne connaissez pas cet homme ; où auriez-vous pris l'idée de l'âme d'un libertin ? [...] Encore plus faux et dangereux qu'il n'est aimable et séduisant, jamais, depuis sa plus grande jeunesse, il n'a fait ou dit une parole sans avoir  un projet, et jamais il n'eut un projet qui ne fût malhonnête ou criminel. [...] Il sait calculer tout ce qu'un homme peut se permettre d'horreurs sans se compromettre ; et pour être cruel et méchant sans danger, il a choisi les femmes pour victimes. Je ne m'arrête pas à compter celles qu'il a séduites : mais combien n'en a-t-il pas perdues ? " (lettre 9), 
 

   Elle ajoute que ses "aventures [sont] scandaleuses" et qu'il ruine la réputation de toute femme. Ainsi, Valmont, le libertin par excellence, est un personnage dont doit se méfier une femme car, ses aspects touchants ne sont qu'une stratégie pour perdre celle sur qui il a jeté son dévolu. 



 
Mme de Merteuil dans la lettre 81, se présente comme une femme libre, à qui personne ne peut imposer quoi que ce soit (Valmont l'apprendra à ses dépens) : elle se considère comme une femme différente des autres en ce sens qu'elle ne dépend de personne : "je n'avais à moi que ma pensée et je m'indignais qu'on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté" ; elle affirme non sans prétention : "je suis mon ouvrage" ; devenue veuve très vite, elle se réjouit de sa nouvelle situation : "je n'en sentis pas moins vivement le prix de la liberté qu'allait me donner mon veuvage, et je me promis d'en profiter" ; elle n'est pas femme à qui on dicte ce qu'elle doit faire, c'est elle qui choisit ses amants et non le contraire : Prévan la veut pour maîtresse, c'est elle qui le séduira mais pour mieux le perdre : "Quant à Prévan, je veux l'avoir et je l'aurai ; il veut le dire, et il ne le dira pas". Et quand Valmont s'aperçoit que lui aussi est manipulé par Mme de Merteuil, qu'il s'emporte parce qu'elle refuse de payer sa dette et qu'il lui demande de lui sacrifier Danceny (lettre 151), elle lui reproche, dans sa réponse,  son ton "marital" et elle lui explique pourquoi elle est restée veuve : 

"savez-vous, Vicomte, pourquoi je ne me suis jamais remariée ? Ce n'est assurément pas faute d'avoir trouvé assez de partis avantageux ; c'est uniquement pour que personne n'ait le droit de trouver à redire de mes actions."



Le libertinage au XVIIIème siècle


   Le libertinage n'est pas propre au XVIII
ème siècle, déjà au XVIIème siècle, on revendique un affranchissement des mœurs. Le Dom Juan (1665) de Molière met en scène un personnage qui s'affranchit de toutes les contraintes (religion, morale,autorité paternelle, conventions sociales). Mais, au dix-huitième siècle, l'évolution de la société et de la politique sont propices à la progression du libertinage. 

Fragonard, Le Verrou


      La mort de Louis XIV en 1715, met fin à l'austérité qui a caractérisé la fin de son règne sous l'influence de la dévote Mme de Maintenon. Sous la régence du Duc d'Orléans (1715-1723), l'autorité de la police, la censure, sont assouplies ; les grands seigneurs, occultés par Louis XIV recherchent le luxe, se livrent au plaisir et à toutes sortes de frivolités : les mœurs sont de plus en plus dissolues. Sous Louis XV (1723-1774), on tente de rétablir des mœurs plus "raisonnables", mais c'est sans compter sur l'influence des salons tels celui de Mme de Lambert, où l'on se réunit, moins pour parler philosophie et progrès, que pour persifler, faire et défaire les réputations. Par ailleurs, l'esprit des Lumières gagne les nobles et les riches roturiers qui refusent les préjugés hérités d'un catholicisme conservateur : la pudeur et la bienséance ne sont plus des vertus cardinales.
  Louis XVI, (1774-1792), roi plus sage encore, essaie de réhabiliter la vertu et de rétablir de l'ordre dans les mœurs, mais les nobles ne sont pas prêts à renoncer à leurs habitudes :  le culte du paraître et l'hypocrisie sociale vont dès lors être les maîtres mots de cette fin de siècle. 
 

    C'est dans ce contexte que paraissent Les liaisons dangereuses en 1782. Laclos rend compte des mœurs de ses contemporains, comme le rappelle l'épigraphe : 
 
"j'ai vu les moeurs de mon temps et j'ai publié ces lettres."


Le livre  fit certes scandale, mais il attisa la curiosité des mondains, qui cherchèrent à identifier des personnes réelles derrière les personnages. Certaines rumeurs, certaines confidences, non vérifiées toutefois, ont entretenu le mystère de ce que chacun prenait pour un roman à clef : Laclos aurait confié à Tilly, libertin qui écrivit ses mémoires, qu'il aurait rencontré l'original de Mme de Merteuil à Grenoble, il s'agirait de la "marquise de L. T. D. P. M, dont la ville rapportait des aventures dignes des jours des impératrices romaines les plus insatiables. Je pris des notes et je me promis bien de les réaliser en temps et lieu. L'histoire de Prévan était arrivée il y a longtemps à M. Rochech..."

       Mme de Merteuil est l'exemple parfait de cette évolution : dans la lettre 81, elle explique comment elle est parvenue, à force de réflexion, d'entraînements, à donner d'elle l'image d'une femme respectable, qui passe pour une sage conseillère auprès de ses amies : elle apprit d'abord "à dissimuler" ses intentions, puis elle apprit à maîtriser "les divers mouvements de [sa] figure", elle mesure ses paroles, elle ne veut rien laisser paraître de ses pensées : elle ne montre que ce qui " était utile de laisser voir", prend soin de ne jamais laisser de preuves de ses relations amoureuses : "ne jamais écrire, ne délivrer jamais aucune preuve de ma défaite". Cette méthode, longuement élaborée, a pour but de "d'inspirer et de feindre" l'amour et de "conserver" sa réputation "d'invincible"

"Les hommes qui ne plaisaient point furent toujours les seuls dont j'eus l'air d'accepter les hommages. Je les employais utilement à me fournir à me procurer les honneurs de la résistance, tandis que je me livrais sans crainte à l'Amant préféré. Mais, celui-là, ma feinte timidité ne lui a jamais permis de me suivre dans le monde ; et les regards du cercle ont été, ainsi, toujours fixés sur l'amant malheureux." (lettre 81)


      Le libertinage évolue  : on voit naître les roués : des hommes,  sans principes et sans mœurs ( = des libertins), dont le seul but est la conquête des femmes, mais, contrairement aux "petits maîtres" du début du siècle, qui se contentaient d'user de leur élégance, de leurs manières et de leur éloquence pour séduire les femmes, les roués mettent en place une stratégie très méthodique, stratégie d'autant plus élaborée que la victime désignée sera difficile à atteindre. Ainsi Valmont met-il la barre très haut en voulant séduire Mme de Tourvel, une épouse fidèle et dévote de surcroît : il s'invite chez sa tante, il assiste à la messe, ne dément pas sa réputation mais assure vouloir changer de vie, il sauve les pauvres de l'expulsion... Plus les obstacles sont grands, plus le roué est déterminé, car c'est la difficulté qui donnera de l'éclat à sa réussite. C'est pourquoi Valmont refuse, dans un premier temps de séduire Cécile, car c'est une entreprise trop facile. : "vingt autres peuvent y réussir comme moi. Il n'en est pas ainsi de l'entreprise qui m'occupe ; son succès m'assure autant de gloire que de plaisir"  (lettre 4) Par ailleurs, la réussite doit être rendue publique, c'est pourquoi Mme de Merteuil demande une preuve écrite de la reddition de Mme de Tourvel. C'est aussi tout l'enjeu de Prévan dans son entreprise de faire céder l' "invincible" Mme de Merteuil ("Pour moi, [...] je ne croirai à la vertu de Mme de Merteuil, qu'après avoir crevé six chevaux à lui faire la cour" lettre 70) : il faudra que tous connaissent son exploit, sinon, pas de gloire !

Les Liaisons dangereuses, de Stephen Frears, 1988


       Mme de Merteuil rejoint le cercle des roués : elle va faire des hommes ses victimes, comme en témoigne le programme de sa vie : 

"née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre"

et son credo : 

" Il faut vaincre ou périr"

(la fin du roman nous démontre que Mme de Merteuil a perdu sa bataille), credo qui va au-delà de celui de Valmont : "conquérir est notre destin" (lettre 4). C'est elle qui choisit ses amants et non le contraire : Prévan l'apprendra à ses dépends et Valmont aussi : il a eu tort de croire que la nuit d'amour qu'elle lui avait promise en échange de sa rupture avec Mme de Tourvel était un dû : elle n'a de compte qu'avec elle-même. De plus, c'est aussi pour cette raison qu'elle dépense tant d'énergie à se venger de Gercourt : c'est elle qui répudie et pour elle, c'est un outrage d'avoir été quittée. Elle élabore donc, comme dans le cadre de la séduction, une stratégie : faire de Gercourt un "sot" (= le cocu) pour qu'il soit la risée de tout Paris et comme Valmont refuse d'assumer cette tâche, elle orchestre la liaison Cécile/Danceny, en prenant soin d' "augment[er] l'estime de la mère, l'amitié de la fille, et la confiance de toutes deux." (lettre 63)

    Le libertin a pour "mission" aussi d'éduquer : Valmont considère le libertinage comme un sacerdoce et son but est de faire des adeptes : 

Les Liaisons dangereuses, de Stephen Frears, 1988
 

"nous prêchons la foi chacun de notre côté, il me semble que dans cette mission d'amour, vous avez fait plus de prosélytes que moi." (lettre 4).


C'est un plaisir pour lui que de dépraver le jeunes gens. Cécile et Danceny sont les élèves de Mme de Merteuil et de Valmont, dont ils deviennent respectivement les amants. Cécile reçoit une double éducation : elle est éveillée à la vie sexuelle par Valmont,  Mme de Merteuil lui apprend les rouages de la vie d'une jeune fille libertine. Cécile est même une élève très assidue, très vite elle devient experte et  aux dires de Valmont " l'écolière est devenue presque aussi savante que le maître" (lettre110). De plus, livrée à l'enseignement de Mme de Merteuil, la jeune vierge effarouchée qui au début du roman se demandait s'il était convenable d'écrire à un jeune homme, trouve normal d'avoir un amant : "ce que je croyais être un grand malheur n'en est presque pas un ; et il faut avouer qu'il y a bien du plaisir" (lettre 109) et elle admet sans se poser de question que l'on peut être mariée et entretenir des relations avec plusieurs amants : dés lors, elle accepte d'épouser Gercourt, puisque loin d'être un obstacle à sa vie de plaisir, un mari est moins gênant qu'une mère : "je ne craindrai plus tant le moment de mon mariage. Je le désire même puisque j'aurai plus de liberté." Enfin, comme ses maîtres elle apprend très vite la nécessité de dissimuler : "Maman ne m'a pas encore parlé de mon mariage : mais laissez faire ; quand elle m'en parlera, puisque c'est pour m'attraper, je vous promets que je saurai mentir." (lettre 109). 

Source : cours et travaux d'Elisabeth Kennel. 

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