jeudi 26 février 2015

L'organisation des Poèmes à Lou d'Apollinaire

Poèmes à Lou d'Apollinaire
UNE ORGANISATION CHRONOLOGIQUE


     Les Poèmes à Lou forment un recueil chronologique sans composition spécifique. A défaut de construction, l'évolution des sentiments et les circonstances de l'écriture rythment les grandes étapes du recueil.

    Les poèmes I-III datent d'octobre-novembre 1914. Conçus comme des hommages, ils marquent le début des relations d'Apollinaire et de Lou. Le poète choisit la forme calligrammatique, invention qui fait sa fierté.



    Dans les poèmes IV-X, le poète, seul à Nîmes, exprime son enthousiasme amoureux, sa passion charnelle et son manque de Lou, ainsi que la solidarité des combattants.

    A partir du poème XI, "Guirlande de Lou", écrit le 24 janvier 1915 à Tarascon, suite à la seconde permission de Nice, Apollinaire sent Lou se détacher de lui. Les poèmes de cette série sont marqués par la mélancolie, l'approche du départ pour le front et le fantasme. Le poème XIV, "Parce que tu m'as parlé de vice...", renoue avec l'inspiration érotique mais sur un mode plus froid qui rappelle l'épître. Le poème XVIII, "Adieu", coïncide avec le départ de Lou pour les Vosges.

    Les poèmes XIX-XXV correspondent au séjour de Lou à Baccarat auprès de Toutou. Apollinaire, qui se sent abandonné, entrelace les thèmes amoureux et martiaux : l'attente de Lou et la faction se confondent, de même que le départ des soldats pour le front et la présence de Lou dans les Vosges. Les calligrammes du poème XXII s'efforcent, par des éléments symboliques de la vie affective du poète (miroir, canon, Maison carrée de Nîmes, sabre, portrait de Lou et orange), de donner une présence à Lou.

     Le poème XXVI, inspiré des "Nuits" de Musset, écrit après la dernière entrevue marseillaise, représente une étape importante dans le processus de recréation poétique de la femme aimée.
     Les poèmes XXVII-XXIX marquent une transition : la séparation définitive s'est assortie d'une mutuelle promesse d'amitié. Hormis le poème XXVII qui n'est vraisemblablement pas à sa place à cet endroit du recueil, les deux autres textes montrent un humour un peu forcé, où Apollinaire, sans doute plus affecté qu'il ne le dit et ne se l'avoue, fait contre mauvaise fortune bon cœur. Lou rejoint le cortège des sirènes cruelles auxquelles le poète résiste par la dérision.


     Les poèmes XXX-XXXII correspondent au voyage d'Apollinaire vers le front. Le poème XXXII, "Mourmelon-le-Grand, 6 avril 1915", qui clôt cette série, représente un tournant capital dans le recueil. On y perçoit très nettement le choc reçu par le poète à son arrivée sur le théâtre des opérations ; la souffrance et la mort qui s'imposent à lui ; l'immédiate intégration des réalités guerrières à son inspiration.

     Les poèmes XXXIII-XLVIII mettent en œuvre le processus fantasmatique qui préside à l'inspiration du poète-combattant. Ils préparent le poème XLIX, "L'amour le dédain et l'espérance", dont la date, quoique approximative, correspond parfaitement à l'état d'esprit du poète à cette période. Ce poème représente le dernier grand tournant du recueil : Apollinaire y parachève la transformation de son amour déçu en objet poétique et lui confère une dimension programmatique. A partir de ce moment, Lou se désincarne de plus en plus. Les poèmes écrits à partir de mai 1915 sont beaucoup moins érotiques. Soit ils adoptent un ton fantaisiste, soit Lou y sert de prétexte. C'est dans le dernier tiers du recueil que se concentrent les poèmes de datation approximative et ceux qui servent à une publication postérieure. Quoi qu'il en soit, on sent nettement que, comme dans "La chanson du Mal-Aimé", les dimensions salvatrice et créatrice de l'écriture poétique permettent au poète de dépasser la douleur pour la transformer en chant. 


     Le lecteur actuel possède, de surcroît, un avantage indéniable par rapport à Lou : il a le loisir de lire les poèmes selon une double temporalité. D'un côté, il peut suivre l'ordre chronologique à la manière dont Lou découvrit les poèmes. De l'autre, il peut aborder le recueil avec le recul que donne la connaissance préalable de l'histoire d'amour. Le décalage renforce l'émotion engendrée par l'expression des sentiments. Ainsi, le poème XVII, du 4 février 1915, "Rêverie sur ta venue", évoque le possible passage de Lou par Nîmes à son retour du front. Non seulement on sait que Lou n'ira pas voir le poète, mais une strophe comme :

Nous ferons cent mille bêtises
Malgré la guerre et tous ses maux
Nous aurons de belles surprises
Les arbres en fleur les Rameaux
Pâques les premières cerises

résonne douloureusement car c'est précisément à Pâques que le poète partira pour le front, perdant tout espoir de revoir Lou. Ce poème est d'autant plus touchant que "Train militaire" (XXX), évoquant le voyage vers le front, constate :

Le dernier arbre en fleurs qu'avant Dijon nous vîmes
(Car c'est fini les fleurs des environs de Nîmes)
Etait tout rose ainsi que tes seins virginaux

     Enfin, "Rêverie sur ta venue" n'est pas sans faire penser au lecteur d'Apollinaire à l'"Aubade" de "La chanson du mal-aimé", intermède riant et folâtre, dans un poème de fin d'amour. La malédiction du mal-aimé poursuit encore le poète.

     De même, le poème XXIV, daté du 11 mars 1915, déplore le silence de Lou, alors auprès de Toutou, et développe une thématique chevaleresque inspirée par des rumeurs sur un prochain départ pour les Dardenelles ; le malheureux poète souhaite la mort sans démériter son amour

Que je voudrais mourir dans le bel orient
Quand Croisé j'entrerai fier dans Constantinople
Ton image à la main mourir en soupirant
Devant la douce mer d'azur et de sinople

     Dans sa lettre suivante, datée du 17 mars, Apollinaire explique qu'il n'a finalement pas osé se porter volontaire pour la Turquie et que, regrettant amèrement sa lâcheté, il saisira prochainement l'occasion de partir pour le front. Il tiendra parole.