samedi 28 février 2015

Textes de réflexion sur le personnage de roman

Textes sur le personnage de roman

1 - HUET, Traité de l'origine des romans, 1670

Autrefois sous le nom de romans on comprenait non seulement ceux qui étaient écrits en prose, mais plus souvent encore ceux qui étaient écrits en vers. Mais aujourd'hui l'usage contraire a prévalu, et ce que l'on appelle proprement romans sont des fictions d'aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le plaisir et l'instruction des lecteurs. Je dis des fictions, pour les distinguer des histoires véritables. J'ajoute d'aventures amoureuses, parce que l'amour doit être le principal sujet du roman. Il faut qu'elles soient écrites en prose, pour être conformes à l'usage de ce siècle. Il faut qu'elles soient écrites avec art et sous certaines règles ; autrement ce sera un amas confus, sans ordre et sans beauté. La fin principale des romans, ou du moins celle qui le doit être, et que se doivent proposer ceux qui les composent, est l'instruction des lecteurs, à qui il faut toujours faire voir la vertu couronnée et le vice châtié.

2 - MARIVAUX, La Vie de Marianne, 1734 - Avertissement, seconde partie

La première partie de la Vie de Marianne a paru faire plaisir à bien des gens ; ils en ont surtout aimé les réflexions qui y sont semées. D'autres lecteurs ont dit qu'il y en avait trop ; et c'est à ces derniers à qui ce petit Avertissement s'adresse.
Si on leur donnait un livre intitulé Réflexions sur l'Homme, ne le liraient-ils pas volontiers, si les réflexions en étaient bonnes ? Nous en avons même beaucoup, de ces livres; et dont quelques-uns sont fort estimés ; pourquoi donc les réflexions leur déplaisent-elles ici, en cas qu'elles n'aient contre elles que d'être des réflexions ?
C'est, diront-ils, que, dans des aventures comme celles-ci, elles ne sont pas à leur place : il est question de nous y amuser, et non pas de nous faire penser.
A cela voici ce qu'on leur répond. Si vous regardez la Vie de Marianne comme un roman, vous avez raison, votre critique est juste ; il y a trop de réflexions, et ce n'est pas là la forme ordinaire des romans, ou des histoires faites simplement pour divertir. Mais Marianne n'a point songé à faire un roman non plus. Son amie lui demande l'histoire de sa vie, et elle l'écrit à sa manière. Marianne n'a aucune forme d'ouvrage présente à l'esprit. Ce n'est point un auteur, c'est une femme qui pense, qui a passé par différents états, qui a beaucoup vu ; enfin dont la vie est un tissu d'événements qui lui ont donné une certaine connaissance du coeur et du caractère des hommes, et qui, en contant ses aventures, s'imagine être avec son amie, lui parler, l'entretenir, lui répondre ; et dans cet esprit-là, mêle indistinctement les faits qu'elle raconte aux réflexions qui lui viennent à propos de ces faits : voilà sur quel ton le prend Marianne. Ce n'est, si vous voulez, ni celui du roman, ni celui de l'histoire, mais c'est le sien : ne lui en demandez pas d'autre. Figurez-vous qu'elle n'écrit point, mais qu'elle parle ; peut-être qu'en vous mettant à ce point de vue-là, sa façon de conter ne vous sera pas si désagréable.
Il est pourtant vrai que, dans la suite, elle réfléchit moins et conte davantage, mais pourtant réfléchit toujours ; et comme elle va changer d'état, ses récits vont devenir aussi plus curieux, et ses réflexions plus applicables à ce qui se passe dans le grand monde.
Au reste, bien des lecteurs pourront ne pas aimer la querelle du cocher avec madame Dutour. Il y a des gens qui croient au-dessous d'eux de jeter un regard sur ce que l'opinion a traité d'ignoble ; mais ceux qui sont un peu plus philosophes, qui sont un peu moins dupes des distinctions que l'orgueil a mis dans les choses de ce monde, ces gens-là ne seront pas fâchés de voir ce que c'est que l'homme dans un cocher, et ce que c'est que la femme dans une petite marchande.

3 - BALZAC, Le Cabinets des Antiques , 1839 – Préface

Beaucoup de gens à qui les ressorts de la vie, vue dans son ensemble, sont familiers, ont prétendu que
les choses ne se passaient pas en réalité comme l'auteur les présente dans ses fictions, et l'accusent ici de trop intriguer ses scènes, là d'être incomplet. Certes la vie réelle est trop dramatique ou pas assez souvent littéraire.
Le vrai souvent ne serait pas vraisemblable, de même que le vrai littéraire ne saurait être le vrai de la nature.
Ceux qui se permettent de semblables observations, s'ils étaient logiques, voudraient, au théâtre, voir les acteurs se tuer réellement.
Ainsi, le fait vrai qui a servi à l'auteur dans la composition du Cabinet des Antiques a eu quelque chose d'horrible. Le jeune homme a paru en cour d'assises, a été condamné, a été marqué ; mais il s'est présenté dans une autre circonstance, à peu près semblable, des détails moins dramatiques, peut-être, mais qui peignaient mieux la vie de province. Ainsi le commencement d'un fait et la fin d'un autre ont composé ce tout.
Cette manière de procéder doit être celle d'un historien des moeurs : sa tâche consiste à fondre les fait
analogues dans un seul tableau, n'est-il pas tenu de donner plutôt l'esprit que la lettre des événements, il les synthétise. Souvent il est nécessaire de prendre plusieurs caractères semblables pour arriver à en composer un seul, de même qu'il se rencontre des originaux où le ridicule abonde si bien, qu'en les dédoublant, ils fournissent deux personnages. (…) La littérature se sert du procédé qu'emploie la peinture, qui, pour faire une belle figure, prend les mains de tel modèle, le pied de tel autre, la poitrine à celui-ci, les épaules de celui-là.
L'affaire du peintre est de donner la vie à ces membres choisis et de la rendre probable. S'il vous copiait une femme vraie, vous détourneriez la tête.
L'auteur a déjà souvent répondu qu'il s'est souvent obligé d'atténuer la crudité de la nature. Quelques lecteurs ont traité Le Père Goriot comme une calomnie envers les enfants ; mais l'événement qui a servi de modèle offrait des circonstances affreuses, et comme il ne s'en présente pas chez les Cannibales ; le pauvre père a crié pendant vingt heures d'agonie pour avoir à boire, sans que personne arrivât à son secours, et ses deux filles étaient, l'une au bal, l'autre au spectacle, quoiqu'elles n'ignorassent pas l'état de leur père. Ce vrai là n'eût pas été croyable.
Mais quant à l'ensemble des faits rapportés par l'auteur, ils sont tous vrais pris isolément, même les plus romanesques, comme ceux si bizarres de La Fille aux yeux d'or, dont il a vu chez lui le héros. Aucune tête humaine ne serait assez puissante pour inventer une aussi grande quantité de récits, n'est-ce donc pas déjà beaucoup que de pouvoir les amasser. A toutes les époques, les narrateurs ont été les secrétaires de leurs contemporains : il n'est pas un conte de Louis XI ou de Charles le Téméraire (Les Cent Nouvelles nouvelles), pas un du Bandello, de la reine de Navarre, de Boccace, de Giraldi, du Lasca, pas un fabliau des vieux romanciers, qui n'ait pour base un fait contemporain. Ces mille caprices de la vie sociale sont plus ou moins bien enchâssés, présentés ; mais, quant à leur vérité, elle se sent, elle perce. Il y a du bonheur dans toute espèce de talent : il s'agit, comme Molière, de savoir prendre son bien où il est. Ce talent n'est pas commun. Si tous les auteurs ont des oreilles, il paraît que tous ne savent pas entendre, ou pour être plus exact, tous n'ont pas les mêmes facultés. Presque tous savent concevoir. Qui ne promène pas sept ou huit drames sur les boulevards en fumant son cigare ? qui n'invente pas les plus belles comédies ? qui, dans le sérail de son imagination, ne possède les plus beaux sujets ? Mais entre ces faciles conceptions et la production il est un abîme de travail, un monde de difficultés que peu d'esprits savent franchir. De là vient qu'aujourd'hui vous trouvez plus de critiques que d'oeuvres, plus de feuilletons où l'on glose sur un livre que de livres.
Il est aussi facile de rêver un livre qu'il est difficile de le faire.
 
4 - ZOLA, La Fortune des Rougon, 1871 – Préface
 
Je veux expliquer comment une famille, un petit groupe d'êtres, se comporte dans une société, en s'épanouissant pour donner naissance à dix, vingt individus qui paraissent, au premier coup d’œil, profondément dissemblables, mais que l'analyse montre intimement liés les uns aux autres. L'hérédité a ses lois, comme la pesanteur.
Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d'un homme à un autre homme. Et quand je tiendrai tous les fils, quand j'aurai entre les mains tout une groupe social, je ferai voir ce groupe à l’œuvre comme acteur d'une époque historique, je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts, j'analyserai à la fois la somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l'ensemble.
Les Rougon-Macquart, le groupe, la famille que je me propose d'étudier a pour caractéristique le débordement des appétits, le large soulèvement de notre âge, qui se rue aux jouissances. Physiologiquement, ils sont la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d'une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms convenus de vertus et de vices. Historiquement, ils partent du peuple, ils s'irradient dans toute la société contemporaine, ils montent à toutes les situations, par cette impulsion essentiellement moderne que reçoivent les basses classes en marche à travers le corps social, et ils racontent ainsi le second Empire à l'aide de leurs drames individuels, du geut-apens du coup d'Etat à la trahison de Sedan.
Depuis trois années, je rassemblais les documents de ce grand ouvrage, et le présent volume était même écrit, lorsque la chute des Bonaparte, dont j'avais besoin comme artiste, et que toujours je trouvais fatalement au bout du drame, sans oser l'espérer si prochaine, est venue me donner le dénouement terrible et nécessaire de mon oeuvre. Celle-ci est, dès aujourd'hui, complète ; elle s'agite dans un cercle fini ; elle devient le tableau d'un règne mort, d'une étrange époque de folie et de honte.
Cette œuvre, qui formera plusieurs épisodes, est donc, dans ma pensée, l'Histoire naturelle et sociale
d'une famille sous le second Empire. Et le premier épisode : la Fortune des Rougon, doit s'appeler de son titre scientifique : les Origines.
 
5 - MAUPASSANT, Pierre et Jean, 1887 – Préface
 
Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale et déplaisante, pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante, doit, sans souci exagéré de la vraisemblance, manipuler les événements à son gré, les préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l'émouvoir ou l'attendrir. Le plan de son roman n'est qu'une série de combinaisons ingénieuses conduisant avec adresse au dénouement. Les incidents sont disposés et gradués vers le point culminant et l'effet de la fin, qui est un événement capital et décisif, satisfaisant toutes les curiosités éveillées au début, mettant une barrière à l'intérêt, et terminant si complètement l'histoire racontée qu'on ne désire plus savoir ce que deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants.
Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image exacte de la vie, doit éviter avec soin tout enchaînement d'événements qui paraîtrait exceptionnel. Son but n'est point de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et caché des événements. A force d'avoir vu et médité il regarde l'univers, les choses, les faits et les hommes d'une certaine façon qui lui est propre et qui résulte de l'ensemble de ses observations réfléchies. C'est cette vision personnelle du monde qu'il cherche à nous communiquer en la reproduisant dans un livre. Pour nous émouvoir, comme il l'a été lui-même par le spectacle de la vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son œuvre d'une manière si adroite, si dissimulée, et d'apparence si simple, qu'il soit impossible d'en apercevoir et d'en indiquer le plan, de découvrir ses intentions. Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon à la rendre intéressante jusqu'au dénouement, il prendra son ou ses personnages à une certaine période de leur existence et les conduira, par des transitions naturelles, jusqu'à la période suivante. Il montrera de cette façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l'influence des circonstances environnantes, tantôt comment se développent les sentiments et les passions, comment on s'aime, comme on se hait, comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les intérêts bourgeois, les intérêts d'argent, les intérêts de famille, les intérêts politiques.
L'habileté de son plan ne consistera donc point dans l'émotion ou dans le charme, dans un début attachant ou dans une catastrophe émouvante, mais dans le groupement adroit des petits faits constants d'où se dégagera le sens définitif de l'oeuvre. S'il fait tenir dans trois cents pages dix ans d'une vie pour montrer quelle a été, au milieu de tous les êtres qui l'ont entourée, sa signification particulière et bien caractéristique, il devra savoir éliminer, parmi les menus événements innombrables et quotidiens tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumière, d'une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa portée, sa valeur d'ensemble.
(…)
Faire vrai consiste donc à donner l'illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et
non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession.

6 - MAURIAC, Le Romancier et ses personnages, 1933
 
On ne pense pas assez que le roman qui serre la réalité du plus près possible est déjà tout de même
menteur par cela seulement que les héros s'expliquent et se racontent. Car dans les vies les plus tourmentées, les paroles comptent peu. Le drame d'un être vivant se poursuit presque toujours et se dénoue dans le silence.
L'essentiel, dans la vie, n'est jamais exprimé. Dans la vie, Tristan et Yseult parlent du temps qu'il fait, de la dame qu'ils ont rencontrée le matin, et Yseult s'inquiète de savoir si Tristan trouve le café assez fort. Un roman tout pareil à la vie ne serait finalement composé que de points de suspension. Car, de toutes les passions, l'amour, qui est le fond de presque tous nos livres, nous paraît être celle qui s'exprime le moins. Le monde des héros de roman vit, si j'ose dire, dans une autre étoile, - l'étoile où les êtres humains s'expliquent, se confient, s'analysent la plume à la main, recherchent les scènes au lieu de les éviter, cernent leurs sentiments confus et indistincts d'un trait appuyé, les isolent de l'immense contexte vivant et les observent au microscope.
Et cependant, grâce à tout ce trucage, de grandes vérités partielles ont été atteintes. Ces personnages fictifs et irréels nous aident à nous mieux connaître et à prendre conscience de nous-mêmes. Ce ne sont pas les héros de roman qui doivent servilement être comme dans la vie, ce sont, au contraire, les êtres vivants qui doivent peu à peu se conformer aux leçons que dégagent les analyses des grands romanciers. Les grands romanciers nous fournissent ce que Paul Bourget, dans la préface d'un de ses premiers livres, appelait des planches d'anatomie morale. Aussi vivante que nous apparaisse une créature romanesque, il y a toujours en elle un sentiment, une passion que l'art du romancier hypertrophie pour que nous soyons mieux à même de l'étudier ; aussi vivants que ces héros nous apparaissent, ils ont toujours une signification, leur destinée comporte une leçon, une morale s'en dégage qui ne se trouve jamais dans une destinée réelle toujours contradictoire et confuse.
Les héros des grands romanciers, même quand l'auteur ne prétend rien prouver ni démontrer, détiennent une vérité qui peut n'être pas la même pour chacun de nous, mais qu'il appartient à chacun de nous de découvrir et de s'appliquer. Et c'est sans doute notre raison d'être, c'est ce qui légitime notre absurde et étrange métier que cette création d'un monde idéal grâce auquel les hommes vivants voient plus clair dans leur propre coeur et peuvent se témoigner les uns aux autres plus de compréhension et de pitié.

7 - ROBBE-GRILLET, Pour un nouveau roman, 1957
Nous en a-t-on assez parlé du « personnage » ! Et ça ne semble, hélas, pas près de finir. Cinquante années de maladie, le constat de son décès enregistré à maintes reprises par les plus sérieux essayistes, rien n'a encore réussi à le faire tomber du piédestal où l'avait placé le XIXe siècle. C'est une momie à présent, mais qui trône toujours avec la même majesté - quoique postiche - au milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle. C'est même là qu'elle reconnaît le « vrai » romancier : « il crée des personnages »...
Pour justifier le bien-fondé de ce point de vue, on utilise le raisonnement habituel : Balzac nous a laissé le Père Goriot, Dostoïesvski a donné le jour aux Karamazov, écrire des romans ne peut plus donc être que cela : ajouter quelques figures modernes à la galerie de portraits que constitue notre histoire littéraire.
Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n'est pas un il quelconque, anonyme et translucide, simple sujet de l'action exprimée par le verbe. Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. S'il a des biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin il doit posséder un « caractère », un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement. Son caractère permet au lecteur de le juger, de l'aimer, de le haïr. C'est grâce à ce caractère qu'il léguera un jour son nom à un type humain, qui attendait, dirait-on, la consécration de ce baptême.
(…)
Aucune des grandes œuvres contemporaines ne correspond en effet sur ce point aux normes de la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans La Nausée ou dans L'Etranger ? Y a-t-il là des types humains ? Ne serait-ce pas au contraire la pire absurdité que de considérer ces livres comme des études de caractère ? Et le Voyage au bout de la nuit, décrit-il un personnage ? Croit-on d'ailleurs que c'est par hasard que ces trois romans sont écrits à la première personne ? Beckett change le nom et la forme de son héros dans le cours d'un même récit. Faulkner donne exprès le même nom à deux personnes différentes. Quant au K. du Château, il se contente d'une initiale, il ne possède rien, il n'a pas de famille, pas de visage ; probablement même n'est-il pas du tout arpenteur. On pourrait multiplier les exemples. En fait, les créateurs de personnages, au sens traditionnel, ne réussissent plus à nous proposer que des fantoches auxquels eux-mêmes ont cessé de croire. Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l'apogée de l'individu.
Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques familles. Le monde lui-même n'est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette sorte de proie, qu'il s'agissait moins de connaître que de conquérir. Avoir un nom, c'était très important sans doute au temps de la bourgeoisie balzacienne. C'était important, un caractère, d'autant plus important qu'il était davantage l'arme d'un corps-à-corps, l'espoir d'une réussite, l'exercice d'une domination. C'était quelque chose d'avoir un visage dans un univers où la personnalité représentait à la fois le moyen et la fin de toute recherche.
Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il a renoncé à la
toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu'il regarde au-delà. Le culte exclusif de « l'humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le héros. S'il ne parvient pas à s'en remettre, c'est que sa vie était liée à celle d'une société maintenant révolue. S'il y parvient, au contraire, une nouvelle voie s'ouvre pour lui, avec la promesse de nouvelles découvertes.

8 - SALLENAVE, Le Don des morts, 1991

Il faut le dire et le redire dans compter : il y a un lien indestructible entre le roman et le personnage ; qui attente au second ne peut que porter atteinte au premier. La catharsis ne peut se passer du personnage.
C'est une énigme, et c'est un fait : nous avons besoin de projection, de transfert, d'identification. Pour que la fiction opère, nous avons besoin de croire à l'existence d'un personnage en qui se résument et se concentrent les actions qu'organise la fable. Le fonctionnement même du texte le veut : sa vérité est obligée de passer par des simulacres de mots ; et la vie même et l'âme de l'auteur de se couler vivantes dans la figure de papier qui le représente. Et qui, dans le même temps, le sauve [...].
Ce battement du réel et de l'imaginaire qui nous saisit pendant la lecture est l'essence de la fiction dramatique ou épique.(…)Le personnage me fait accéder à mon tour au grand règne des métamorphoses. C'est par lui que le roman peut se faire expérience du monde, en m'obligeant à devenir moi aussi un être imaginaire.
En lisant, je me livre, je m'oublie ; je me compare ; je m'absorbe, je m'absous. (…)
Grâce à la fiction, chacun porte une tête multiple sur ses épaules ; il se fait une âme ouverte ; un cœur régénéré.